Au cours des deux prochaines années, l'intelligence artificielle (IA) et d'autres techniques fondées sur la donnée changeront considérablement la fonction Achats du secteur public. Cette affirmation audacieuse pourrait être contrariée par le constat que les acheteurs publics européens sont bien souvent "à la traîne" en matière d'adoption des nouvelles technologies. Quelles analyses nous permettent d'annoncer que les nouvelles techniques de traitement de la donnée (data) vont changer la commande publique européenne ?
Les avantages qu'il y a à s'appuyer sur la donnée pour améliorer les marchés publics ne sont plus ignorés. En effet, plusieurs rapports de gouvernements européens ont déjà souligné la nécessité d'exploiter les données pour améliorer les processus décisionnels. Cependant, certains pays semblent être en avance sur d'autres.
L'intelligence artificielle, ainsi que d'autres techniques de gestion des données, se sont déjà avérées capables d'améliorer les opérations gouvernementales et de répondre aux besoins des citoyens de plusieurs façons, allant de la gestion du trafic au traitement des formulaires fiscaux. Comment la commande publique va-t-elle appréhender et s'approprier ces technologies puissantes ?
Au Royaume-Uni, le Comité spécial sur l'intelligence artificielle de la Chambre des Lords a estimé que l'utilisation de l'intelligence artificielle dans tous les ministères et le secteur public pourrait permettre l'économie d'environ 4 milliards de livres par an et "permettre des décisions politiques plus éclairées". Dans son rapport, le Comité a déclaré que les dépenses annuelles du gouvernement de 45 milliards de livres sterling pour les biens et services lui donnaient "un immense pouvoir pour encourager l'adoption de nouveaux comportements et pratiques dans ses chaînes d'approvisionnement". Le rapport indique également que le Brexit offre l'occasion de modifier les règles de l'UE en matière de marchés publics "afin de garantir que ces règles et seuils profitent aux entreprises du Royaume-Uni, en particulier lorsqu'il s'agit de marchés publics et de la stimulation d'un secteur fertile pour le développement des IA, pour autant qu'il s'agisse encore d'un processus concurrentiel" ...
En Belgique, le comité AI4Belgium a souligné la nécessité pour les PME et les marchés publics belges de collaborer étroitement autour de projets liés à l'IA et aux marchés publics. Ce rapport invite les autorités belges à "redéfinir les processus de passation des marchés publics pour permettre les essais et erreurs, sans exclure les jeunes organisations".
En France, Cédric Villani, député et mathématicien, a été chargé d'analyser comment l'intelligence artificielle pourrait aider les marchés publics à améliorer les flux de travail existants. Dans son rapport intitulé " Pour une intelligence artificielle significative : Vers une stratégie française et européenne ", il a promu l'idée de solutions d'IA pour améliorer les marchés publics français.
Malgré ces rapports, le taux d'adoption des nouvelles techniques de traitement de la donnée est encore faible dans les administrations européennes en charge des marchés publics. Un travail interne doit être accompli pour conduire un changement relativement inéluctable.
Sur la base d'une série d'entretiens et de nos retours d'expérience, nous faisons le constat que les avantages globaux des techniques de gestion de la donnée sont plus ou moins acceptés. En effet, les décideurs réalisent que ces techniques peuvent leur permettre de réaliser des économies et de gagner en efficacité dans la gestion du flux de travail de l'acheteur. Cependant, force est de constater que, sur les 250 000 pouvoir adjudicateurs de l'UE, une grande majorité ne considère pas l'innovation comme une priorité.
Certains d'entre eux peuvent avoir des doutes quant à la santé financière de ce qu'on appelle les "start-up" du big data, mais aussi des doutes quant à leur capacité d'adoption solutions qui leur sont présentées.
Pourtant et par exemple :
La promotion et l'accélération du dialogue entre les acheteurs publics et les entreprises liées à la donnée est un enjeu considérable. Au niveau de l'UE, le pouvoir d'achat des acheteurs publics représente environ 16% du PIB européen (source : Avantages des marchés publics européens modernisés). Les acheteurs publics ont la possibilité de stimuler l'innovation parmi les acteurs existants du marché, mais aussi d'offrir des opportunités aux PME et aux jeunes pousses qui peuvent avoir développé des solutions d'IA pour satisfaire des besoins non satisfaits mais qui ont des difficultés à les mettre sur le marché.
" L'amélioration des marchés publics peut permettre de réaliser d'importantes économies : même un gain d'efficacité de 1% pourrait permettre d'économiser 20 milliards d'euros par an " (source : ec.europa.eu)
La pénétration de l'innovation dans les marchés publics est encore insuffisante. Le manque de culture en matière d'achats innovants est certainement un problème, de même que l'aversion pour les risques juridique et opérationnel. En effet, l'achat public doit répondre à un besoin de l'autorité publique et est soumis à une obligation de résultat, qui est à son tour répercutée sur le titulaire du contrat.
L'Union européenne promeut ouvertement la création d'un cadre pour les marchés publics innovants. Un cadre politique global qui offre une vision, une stratégie et des moyens appropriés est essentiel pour la transformation des marchés publics européens. Grâce à un rôle plus décisif des pouvoirs publics et à un budget accru de R&D, il serait possible d'encourager l'adoption de solutions innovantes en matière de marchés publics. En matière d'investissement, les pays européens ne sont pas aussi actifs que les autres grandes puissances économiques. En effet, comme le mentionne un rapport européen, "les autorités du monde entier se sont fixé des objectifs visant à consacrer un pourcentage de leurs budgets de marchés publics à la recherche, au développement et à l'innovation".
Les États-Unis sont un exemple intéressant. Typiquement, leur politique de " cloud-first " montre un réel volontarisme gouvernemental. En effet, le gouvernement fédéral américain encourage l'utilisation d'outils d'approvisionnement novateurs et de nouveaux modèles de développement des compétences pour aider les acheteurs à utiliser ces nouvelles solutions axées sur la donnée. Les acheteurs peuvent s'appuyer sur un document vivant appelé "TechFar" pour mieux comprendre les meilleures pratiques de l'industrie, les initiatives visant à simplifier les procédures d'approvisionnement et les réactions des parties prenantes internes et externes. En matière de gestion des données, les directeurs généraux de l'information sont invités à identifier les services " incontournables " et à élaborer des plans pour les migrer vers le cloud. Chaque agence d'approvisionnement américaine fait l'objet d'un suivi en fonction de sa performance par rapport à la politique du " cloud-first ". L'objectif est d'atteindre des objectifs chiffrés assignés à chaque "profil" d'acheteur public.
L'exemple de la Corée du Sud est aussi pertinent. En effet, le pays a adopté un plan audacieux visant à consacrer 5 % de ses ressources en matière de marchés publics au développement et 20 % au déploiement de solutions innovantes en matière de marchés publics.
Au-delà des difficultés, il est important de souligner que certains organismes publics ont commencé à s'ouvrir aux solutions innovantes. Jusqu'à présent, la majorité de ce que nous voyons concernait soit l'agrégation de données ou soit l'automatisation du processus de passation des marchés. Nous avons décidé d'aller un peu plus loin et avons développé un outil unique capable d'aider les responsables des marchés publics à mieux organiser et superviser le travail des acheteurs. En s'appuyant sur des techniques de visualisation des données et des algorithmes sur mesure, notre solution permet d'anticiper la charge de travail requise en fonction du projet et de faire des recommandations pour aider les gestionnaires à répartir le travail entre les acheteurs. Dans un avenir très proche, nous prévoyons utiliser les algorithmes d'apprentissage machine (Machine Learning ou ML) pour prévoir et créer automatiquement un plan de travail complet par acheteur.
En effet, l'apprentissage machine est bien adapté à la fonction Achats parce qu'il permet de repérer les tendances dans les grandes quantités de données générées par les achats, puis de prévoir les tendances futures. Nous pensons que le ML est particulièrement adapté aux marchés publics car c'est dans le secteur public, où les professionnels de la gestion de l'offre sont chargés d'identifier les réductions de coûts critiques, que l'automatisation et la vision granulaire de l'apprentissage machine sont particulièrement synonymes de valeur ajoutée.
Il est essentiel de se rappeler que le ML ne fonctionne pas s'il ne dispose pas d'un grand nombre de données précises. Les marchés publics auront besoin de l'aide d'experts en données pour structurer celles-ci. Même si nous constatons une volonté politique de promouvoir une culture d'ouverture des données (open data), les responsables des marchés publics devront accorder une plus grande importance à la qualité des données qu'ils produisent mais aussi à l'utilisation des données mises à leur disposition.
Un autre élément qui ralentit l'adoption d'une nouvelle solution fondée sur les données est la question de la souveraineté dans les outils "cloud". Les donneurs d'ordres publics ne veulent pas que leurs données soient traitées et utilisées par des entreprises qui échappent aux règlementations européeennes voire nationales. Les principaux fournisseurs nationaux, comme Outscale en France, essaient de combler le retard pris vis-à-vis des solutions de cloud computing extra-européennes. De fait, les solutions basées sur l'intelligence artificielle s'appuient encore souvent sur des services fournis par Microsoft (Azure) ou Amazon (AWS).
Si les décideurs du secteur public sont de plus en plus conscients du défi décisif que représente la qualité de la donnée pour pouvoir les valoriser aisément, les données sont encore trop souvent difficiles d'accès et peu structurées. C'est pourquoi nous avons décidé de construire nos solutions en nous associant à Forepaas, une plate-forme de gestion des données de bout en bout (PaaS) qui nous permet de structurer les données provenant de différentes sources, internes et externes, et de créer des indicateurs (KPI) uniques orientés achats, qui peuvent être affichés dans un tableau de bord facile à utiliser grâce aux techniques de visualisation des données. Notre objectif est de fournir les outils d'aide à la décision qui soient le point de rencontre des acteurs de la commande publique (directeurs des achats, directeurs financiers, etc.).
On peut dire beaucoup de choses sur la manière dont les nouvelles techniques axées sur les données auront un impact sur les marchés publics.
1/ Passation des marchés, gestion des contrats et évaluation des risques
Les acheteurs savent que les processus du secteur public ont des exigences particulières. Les fonctions publiques d'état, territoriale ou hospitalière, les entités adjudicatrices, etc. doivent adhérer à un ensemble très différent d'exigences.
Grâce à l'utilisation de solutions basées sur le traitement du langage naturel (NLP, un sous-domaine de l'IA), il devient possible d'éliminer la plupart des tâches manuelles "laborieuses" de gestion des consultations et des marchés. L'application de l'automatisation peut accélérer un nombre illimité de tâches manuelles tout au long des processus de passation et d'exécution des contrats - de l'identification des besoins à la création et à l'approbation des contrats clés, en passant par leur renouvellement éventuel. Non seulement la charge de travail peut être allégée mais, par exemple grâce à des analyses de données, les possibilités d'optimisation de la qualité et des coûts deviennent plus faciles.
En plus d'éliminer les tâches redondantes dans les processus de consultation et de gestion des contrats, le NLP (Natural Language Processing) peut également aider les acheteurs publics à gérer leur exposition aux risques. Par exemple, en identifiant automatiquement les incohérences entre les documents de consultation ou en évaluant les risques attachés à telle ou telle option contractuelle .
Nous pouvons envisager l'élaboration d'une IA qui pourrait analyser et signaler tous les problèmes potentiels dans un contrat donné avant la signature ou réduire le temps requis pour parvenir à la signature du contrat grâce à une prédiction du temps de cycle basée sur des accords similaires, ainsi que recommander des clauses à négocier.
"L'objectif ultime d'une gestion intelligente des contrats combinée au NLP est de permettre à l'acheteur de consacrer plus de temps à des tâches à valeur ajoutée".
2/ Faire respecter les obligations des fournisseurs et mieux gérer le travail des acheteurs
Les solutions basées sur les données peuvent également aider à gérer, surveiller et faire respecter les obligations des entreprises en matière de contrats publics.
Nous imaginons un système de suivi de la relation fournisseur et de la performance tout au long du cycle de vie du contrat, qui alerte l'acheteur mais aussi lui fait des recommandations, notamment en fonction des données collectées tant en interne (ex: défauts de services) qu'en externe (ex: évolutions technologiques)
Une transformation en deux étapes
La transformation des marchés publics passera par deux étapes. Le premier objectif est de fournir des outils capables d'effectuer des analyses prédictives. L'idée est de prévoir les tendances du marché, les commandes, les délais de paiement et d'attribution/approvisionnement, et ainsi aider les acheteurs dans leur prise de décision.
Cette analyse sera personnalisée en fonction des fournisseurs, etc. L'utilisation d'algorithmes est obligatoire pour atteindre ce niveau.
La seconde étape consiste en l'adoption de solutions d'analyse prescriptive. Ce type d'analyse fondée sur des algorithmes de ML permettra aux décideurs en matière de marchés publics de disposer d'une "aide la décision" à des moments clés, par exemple pour atténuer des risques potentiels.
Par exemple, un acheteur pourrait vouloir identifier les impacts liés à un changement d'attributaire et les prévenir par une ingénierie contractuelle idoine. En d'autres termes, la solution illustrera les implications de chaque décision, en se basant sur les décisions passées et les tendances du marché.
Evidemment, les acheteurs publics vont devoir se former pour adopter les solutions basées sur la donnée et comprendre les impacts sur leur quotidien (réglementaires, éthiques, etc.). Comme toujours avec les technologies de l'information, en constante évolution, où l'équilibre entre innovation de rupture et buzz marketing est difficile à comprendre, il va falloir que les acheteurs publics définissent une trajectoire d'appropriation ni trop rapide, ni trop lente.
[1] https://publications.parliament.uk/pa/ld201719/ldselect/ldai/100/100.pdf
[2] https://www.ai4belgium.be/wp-content/uploads/2019/04/report_en.pdf
[3] https://www.aiforhumanity.fr/pdfs/MissionVillani_Report_ENG-VF.pdf
[4] https://ec.europa.eu/docsroom/documents/26201/attachments/1/translations/en/renditions/native
[5] https://publications.europa.eu/en/publication-detail/-/publication/5c148423-39e2-11e7-a08e-01aa75ed71a1
[6] https://ec.europa.eu/digital-single-market/en/news/commission-notice-guidance-innovation-procurement-available-now-all-eu-languages
[7] https://read.oecd-ilibrary.org/governance/public-procurement-for-innovation_9789264265820-en#page170
[8] https://ec.europa.eu/transparency/regdoc/rep/3/2018/EN/C-2018-3051-F1-EN-MAIN-PART-1.PDF
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